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C'est si peu dire...
16 septembre 2006

Une nouvelle que j'adore

L'aventure / Cyrille Fleischman.

Extrait du recueil "Rendez-vous du métro Saint Paul"

Édition Le Dilettante

   Il n'était pas géographe, mais il était arrivé à la certitude que le centre du monde se trouvait à la verticale du métro Saint-Paul. Peut-être un peu à droite de la rue Saint-Antoine, vers la rue Caron où il habitait. Mais sûrement pas plus loin. Vers la Bastille, c'était un autre monde. Vers le Châtelet, la jungle.

   Jean Simpelberg était né rue Caron. Il habitait rue Caron, ses parents avaient habité rue Caron en venant de Russie. À part les années de guerre, il n'était jamais sorti de Paris. Non seulement du quatrième arrondissement, mais même pas d'une centaine de mètres à gauche ou à droite, au nord ou au sud de son immeuble situé à l'angle de la rue Caron et de la place du marché Sainte-Catherine.

   Parfois il disait à sa femme :

- Demain j'irai à la Samaritaine.

   Elle le regardait :

- La dernière fois que tu as été au Bazar de l'Hôtel-de-Ville, tu n'en pouvais plus. Qu'est-ce que tu veux acheter là-bas ?

   Il répondait

- Des vis, pour réparer le buffet.

- Des vis ? En cette saison ? À l'Hôtel-de-Ville ?

   Effrayé par les sous-entendus, Simpleberg renonçait à l'idée d'une expédition. Il attendrait la fin de la saison des pluies. Il risquait timidement :

- Peut-être qu'on peut envoyer le fils du concierge. Il peut aller me faire cette course et revenir dans l'après-midi, avec un bon imperméable.

- Tu ne vas pas risquer la santé d'un gosse pour réparer le buffet.

Et Simpelberg se résignait à rester sur son territoire. Il s'autorisait cependant une manœuvre de dépannage dépassant un peu ses frontières. Sans rien dire à sa femme, il allait jusque chez le quincaillier de la rue Saint-Antoine, presque jusqu'au bout de la rue. Depuis qu'il avait pris sa retraite de contremaître dans un atelier de la rue de Turenne, Simpleberg prenait des risques familiaux.

   Il n'était ni riche ni vraiment pauvre. Juste un retraité tranquille pour qui le métro Saint-Paul était la gare d'un petit bourg où il faisait bon vivre au rythme des saisons qui passaient.

   Il avait des enfants qui débarquaient d'ailleurs, de ces lointains quatorzième ou quinzième arrondissements, où paraît-il on pouvait aussi vivre. Il en doutait. Il n'en voulait pas à ses fils de s'être exilés, persuadé que c'était les brus qui les avaient détournés vers de lointaines régions.

   Tous les vendredis soir, la famille était au rendez-vous de la rue Caron pour dîner chez les grands-parents. Il y avait le fils garagiste en banlieue avec sa femme et les deux petits-fils, le fils et la bru médecins tous les deux dans le quinzième, la fille encore célibataire mais qui amenait son presque fiancé étudiant, de la cité universitaire, là-bas dans les brumes près du parc Montsouris.

   Simpleberg demandait des nouvelles du monde extérieur et posait la question :

- Quand est-ce que vous vous déciderez à avoir une vie normale et prendre un appartement rue Saint-Antoine, rue de Turenne, dans le quartier ?

   La famille Simpelberg de la troisième génération souriait, et chacun disait :

- Mais on est très bien là où on est. On prend la voiture. Ou avec le métro, le bus, on est en vingt minutes chez vous. Ne vous faites pas de soucis.

   Il regardait sa femme et disait en les ignorant :

- Qui se fait du souci ? Mais habiter si loin est-ce que c'est normal ? Rien que pour les enfants; est-ce qu'il y a un jardin où l'air est meilleur que place des Vosges?

   La belle-fille du quinzième intervenait :

- Mais vous savez bien que l'air est pollué avec toutes ces voitures, et puis place des Vosges maintenant il n'y a que des riches et des concierges.

   Simpelberg tapait sur la table :

- Place des Vosges, polluée? J'ai l'air pollué, moi, j'ai l'air riche, moi? Toute mon enfance, je l'ai passée à jouer place des Vosges. J'ai été à l'école maternelle, à l'école primaire place des Vosges !

- Ne parlez pas toujours de vous et de votre quartier. Paris est une grande ville. Soyez heureux que nous soyons là chaque semaine. On pourrait habiter la province, l'étranger !!

   Il regardait sa femme et disait :

- On me raconte n'importe quoi. Sers le bouillon, il va refroidir.

Et elle soupirait en trempant la louche dans la soupière.

   Après avoir bu une tisane, quand les enfants et les petits-enfants étaient partis rejoindre leurs lointains domiciles, Simpleberg allait se coucher en méditant sur l'agitation hebdomadaire de cette soirée.

    Il entrait dans le lit où sa femme ronflait un peu déjà, éteignait la lampe de chevet, et s'endormait au bout de quelques secondes dans la félicité douillette d'un bon matelas.

     Et au ciel, les anges qui surveillaient les hommes étaient attentifs.

     Ceux qui s'occupaient des hommes d'action, des héros spectaculaires, des vedettes, regardaient leurs écrans où était écrit : "Hommes routiniers. Ne pas intervenir."

     Ceux qui s'occupaient de tous les Simpelberg de la terre s'activaient autour de machines où était inscrite la mention : "Attention! À protéger : aventuriers."

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